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L’ange de la morgue

Publié le : 06/11/2014

L’ange de la morgue

Les tripes en l’air, le crane fracassé, une partie du visage amputée, une jambe gangrenée et bleuâtre et une odeur fétide. Nous sommes à la morgue d’Ain Chok de Casablanca. La dame qui me reçoit n’a pas l’air d’être particulièrement dérangée par ce spectacle macabre. Je n’avais pas eu le temps de regretter d’avoir mis les pieds par erreur dans la salle de l’autopsie qu’une charmante dame m’interpelle d’une voix douce “Que puis-je pour vous?" “Je cherche le docteur Farida Bouchta ", murmurais-je. “C’est moi-même. Prenez place, le temps que je termine l’examen de cette femme morte dans un accident, hier ", répond-elle. Un peu perdu, je reste à une distance respectable du cadavre pour regarder la praticienne à l'œuvre. 
Le personnage est déroutant, une dame qui vit à l’ombre des zombies. En fourmi infatigable, elle préfère ne pas s'appesantir, ne pas s’attarder sur le réel. Une femme fluide et raisonnable, “distanciée" et nonchalante, qui se laisse aller sur son allure, qui fuit quand on crie, qui feint d'obéir pour mieux se réfugier sur son nuage, qui souvent se retourne sur son sillage et se noie dans le sang.

Tripes

Au fur et à mesure qu’elle tranche dans la chair putride, Farida Bouchta m’explique qu’elles sont deux femmes médecins légistes au centre médico-légal communautaire de Ain Chok de Casablanca. Elle gère le service avec sa collègue Soumaya Bouhlal . Elle y est chargée, depuis septembre 1989, d'effectuer des expertises médico-légales.


La tâche de cette douce maman native d’Oujda en1958, consiste en l’examen systématique des cadavres pour en étudier les lésions, effectuer des prélèvements et aboutir au diagnostic: la cause du décès. 
La mort et les morts sont omniprésents dans la vie de Farida Bouchta. C’est son gagne-pain. L’univers sinistre de la morgue de Ain Chok, Dr Bouchta s'y est finalement habituée. Elle y a étrangement pris goût. Son nez fin ne semble guère indisposé par les odeurs pestilentiels des corps; ses mains fragiles ne tremblent pas dans les viscères d’un enfant complètement déchiqueté par une moissonneuse. Son cœur ne se serre pas lorsqu’elle ramasse la cervelle d’un crane entièrement brisé.

Lividité

Chaque jour que Dieu fait, Dr Bouchta baigne dans des mares de sang. Tout ce qui l’anime et la fait vivre c’est de s'occuper des cadavres dès leur arrivée à la morgue. Elle effectue diverses tâches pour préparer les corps pour les formalités d'identification, l'examen externe, pour passer à l'autopsie.
Pour elle, le rituel de l'autopsie débute généralement par un examen minutieux du cadavre déshabillé, qui la conduira à noter : l'état des vêtements, le sexe apparent et réel, la taille, le poids, la pigmentation de la peau, ainsi que les caractéristiques “anthropologiques" de l'individu. Les constatations qu’elle effectue doivent être notées au fur et à mesure. Cet examen, le Dr Bouchta le complète par la pratique d'incisions profondes à l'aide d'un bistouri, et destinées à mettre en évidence ou à confirmer des ecchymoses et des hématomes cutanées, sous-cutanées ou musculaires profondes. C’est à partir de cet examen externe que l'autopsie proprement dite commence. 
Personnes sensibles, s'abstenir!
Bistouri à la main droite, Dr Bouchta m’explique que la dissection se passe en trois phases: céphalique, cervico-thoracique et abdominale. Démonstration!
Pour la première phase, le cuir chevelu est incisé selon une ligne allant d'une région derrière l'oreille à l'autre en passant près de la nuque, puis il est écarté de part et d'autre en avant et en arrière. La voûte crânienne est sciée selon une ligne circulaire passant par le front, les tempes et l'occiput. Deux parties d'encéphales sont dégagées, le Dr Bouchta les examine minutieusement.
Cet examen de la boîte crânienne, notre médecin légiste le complète par le décollement de la méninge qui permet une vue directe de l'os, pour la recherche de fractures, de disjonctions ou de ce qui est encore plus difficile à détecter, des traces de fêlure ou de fissure.
La deuxième phase concerne la décomposition de la partie cervico-thoracique. Pour commencer, le Dr Bouchta pratique une longue incision médiane partant de la pointe du menton au pubis. Deux infirmiers l’aident à écarter la peau et les muscles de chaque côté du thorax et de l'abdomen, on désinsère les clavicules et on coupe les côtes. 
Après avoir observé les organes en place, Dr Bouchta libère la langue et les éléments cervicaux qu’elle tire précautionneusement vers le bas. Elle sectionne l'œsophage, la trachée et les éléments vasculaires au ras de l'œsophage. Après quoi, elle pèse soigneusement tous les organes : poumons, foie, reins, rate, cœur. Un étalage de sang et de chair qui soulève le cœur.

Éviscération

Vient alors, le tour de l’autopsie abdominale. Alors que je suais, saisi d’effroi, le Dr Bouchta entamait déjà l’examen de tous les viscères en place. Ensuite, elle ouvre l'estomac pour en examiner le contenu. 
Elle retire ensuite le foie, la rate, le pancréas, les intestins et les reins, puis ouvre la vessie pour en prélever l'urine.
Elle inspecte soigneusement les organes génitaux internes de la défunte. Après l'éviscération, elle pratique un examen soigneux de l'ensemble du squelette à la recherche de toutes les lésions. 
Le Dr Bouchta m'explique que dans le cas de mort suspecte, ou en cas de besoin, l'autopsie est complétée par des prélèvements à visée toxicologique.
Après 3 heures de ce cours pratique d'anatomie de la chair humaine, les plus longues de ma vie, le Dr Bouchta semble avoir terminé son autopsie. 
Avec un sourire discret qui trace ses fines lèvres, elle m’invite à la suivre dans son bureau. Ouf !
Autour d’une tasse de café, je venais juste de commencer à retrouver mes esprits, qu’elle a aussitôt commencé à me parler passionnément de son métier et de son monde. La mort et les morts ! Elle m’expliquait, avec des mots simples, comment après la mort, la température du cadavre se met en équilibre avec celle du milieu extérieur, avec, théoriquement, une chute de 1 degré par heure ; comment l'évaporation de l'eau du cadavre entraîne une perte de poids de l'ordre de 1 Kg par jour pour un adulte ; le derme à nu devient sec, brunâtre et dur. Elle m'a décrit les lividités habituellement caractérisées par une coloration rose bleutée dans les parties basses du corps à cause du sang qui ne circule plus. Elle m'a conté la putréfaction, symbole tardif mais absolu de la mort. 
Pour conclure son cours théorique, elle précise que tout prélèvement issu d'une autopsie en médecine légale doit d'abord être référencé et peut être conservé pendant des mois au réfrigérateur ou au congélateur, sauf pour les cheveux qui doivent être impérativement conservés à température ambiante et au sec.Destruction
J’ai fixé le regard innocent de cette mère courage qui a disséqué plus de 12 mille cadavres et j’ai pensé à sa collègue Soumaya Bouhlal et à tous les médecins légistes au Maroc qui, dans des conditions intenables, sont en contact permanent avec le malheur. 
Des praticiens qui savent que la plus grande majorité d'entre nous est sans illusion sur l'avenir du corps après la mort et que la destruction brutale par un accident, ou la destruction progressive par des bactéries ou des vers, nous ferait également revenir à l'état moléculaire. Cette conception rationnelle n'est pas incompatible avec la compréhension de l'émotion inspirée par une atteinte à l'intégrité du corps d'un être que l'on a aimé. 
J’ai quitté Farida Bouchta et la morgue de Ain Chok secoué mais plus que jamais convaincu que le passage des exploits de la médecine au silence d'une morgue fait partie du travail de deuil. 
J’ai réalisé enfin que si la destruction du corps ne saurait coïncider avec la destruction de l'âme, elle ne perd rien de son horreur. Elle est vraiment le dernier ennemi de l’Homme.

 

Entretien avec Farida Bouchta
“Pas de place aux sentiments”

 

Propos recueillis 
par Taïeb Chadi

 

• Maroc Hebdo International : Est-ce que vous trouvez du plaisir en décomposant un cadavre ?
- Farida Bouchta: Je ne trouve pas du plaisir dans l’acte d’autopsie lui-même mais dans le résultat de ce travail. Lorsque j’arrive à déceler scientifiquement les causes d’une morte suspecte, il y a de quoi être fier puisque c’est la finalité professionnelle qui compte et sur laquelle je suis jugée. C’est à ce moment, que j’éprouve un grand plaisir. Je ne suis pas une suceuse de sang. C’est vrai, je suis médecin légiste, mais je suis une femme aussi sensible que les autres. 
• MHI: Est-ce qu’il ne vous est jamais arrivée d’être choqué au point d’arrêter une autopsie ?
- Farida Bouchta: Non. Jamais. Je fais mon travail le plus calmement du monde. Sans émotion et avec une grande conscience professionnelle. Pour moi, un mort ou un cadavre ce sont des cas de travail sur lesquels j’applique toutes mes connaissances professionnelles de médecin légiste. Il n’y a pas place aux sentiments, sinon cela risque de se passer très mal. Je dois vous avouer qu’à force d’examiner des cadavres, les médecins légistes s’y habituent. 
• MHI: Palper une tête fracassée ou des tripes en l’air, ça ne vous fait aucun effet?
- Farida Bouchta: Pourquoi voulez-vous que ça me heurte ? Je fais mon travail comme un informaticien, un menuisier ou un forgeron. C’est sûr, la relation avec les morts sur lesquels je travaille est d’ordre humain et éthique, mais elle est aussi d’ordre scientifique et professionnel. Il y a des frontières entre mes sentiments de femme, de maman et mon devoir de médecin légiste. 
• MHI: Ces frontières sont-elles toujours étanches?
- Farida Bouchta: Pas aussi étanches que ça, mais disons qu’une fois à la morgue, je pense et j’agis comme un médecin légiste. Le soir en famille, j’assume mon devoir conjugal envers mon mari et je suis la maman attentionnée et tendre avec ma fille, Sofia.o

 

 

 

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